Par Libie Cousteau, publié le 16/10/2014 à 20:34, mis à jour le 17/10/2014 à 07:55
Depuis six ans, Georges Mothron (UMP) et Philippe Doucet (PS) se succèdent à la tête de la troisième ville d'Ile-de-France. Et s'affrontent en un combat plein de haine et de mesquineries. Devant les habitants, écoeurés, d'une commune aujourd'hui au bord de la faillite.
Georges Mothron, qui n'a jamais digéré sa défaite, en 2008, a retrouvé, en 2014, les commandes d'une ville mise "sur la paille" par son prédécesseur.
© Olivier Jobard/MYOP pour L'Express
Ce samedi 4 octobre, c'est la fête des vendanges à Argenteuil.Georges Mothron, le nouveau maire UMP, n'est pas d'humeur belliqueuse. Il n'a pas l'intention de provoquer son ennemi, Philippe Doucet (PS), qui se promène à quelques mètres de lui. Pas question de gâcher cette matinée qui se déroule dans une atmosphère bon enfant sous un voluptueux soleil d'automne. "Les grappes sont belles !" s'extasie l'édile entre deux conversations avec les habitants venus conter leurs misères. Ces jours-ci, les Argenteuillais sont à cran. Ils ont reçu leur taxe d'habitation : 22% d'augmentation en moyenne, votée par l'ancien maire, Philippe Doucet.
En déambulant d'un stand à l'autre, Georges Mothron surveille du coin de l'oeil son ancien adversaire, qu'il a délogé de la mairie en mars dernier, grâce à 187 voix d'écart. De son côté, Philippe Doucet tente de faire bonne figure. Escorté d'anciens collaborateurs, il en rajoute, comme souvent. Tactile, il tape dans le dos de l'un, prend une mamie par l'épaule, claque la bise à une autre et lâche d'un sourire crispé : "Je sais, il y a beaucoup de ressentiment", avant de s'éclipser discrètement pour regagner le parking. Georges Mothron poursuit sa tournée. A la fin de la matinée, pour clore son discours, il s'autorise tout de même une petite pique à l'intention de son adversaire : "Buvez pour oublier vos impôts, mais pas trop !"
Philippe Doucet, maire de 2008 à 2014, député du Val-d'Oise et président de l'agglo, défend un bilan controversé.
© Olivier Jobard/MYOP pour L'Express
En vérité, cet Argenteuillais de souche, comme il aime le rappeler à chaque instant de la conversation, n'a pas le coeur à plaisanter. Depuis son élection, il vit dans une tension extrême. Car l'héritage de son prédécesseur est, selon lui, "calamiteux". Le nouveau maire craint même une mise sous tutelle de la ville par la préfecture.
"Philippe Doucet a mis Argenteuil sur la paille. Il a dépensé sans compter et nous devons colmater les fuites", s'agace-t-il, rouge de colère, quelques jours après la fête des vendanges, dans son bureau de la mairie. Il est vrai que les finances de la troisième ville d'Ile-de-France ne sont pas en forme. En avril, un audit du cabinet Klopfer évoque une situation "périlleuse", avec une dette en augmentation et un fonds de roulement négatif. Selon le classement de L'Express, Argenteuil figure parmi les villes les plus endettées de France, avec 2210 euros par habitant. Quelques économies ont été trouvées par la nouvelle équipe, mais elles ne suffisent pas à combler un déficit de plusieurs millions d'euros. Or, parmi les 105 000 habitants, seuls 44% sont assujettis à l'impôt.
Face à cette impasse, l'équipe Mothron a choisi une stratégie relativement classique : charger la barque à ras bord, en rejetant toute la responsabilité sur le sortant. Lequel n'est pas vraiment du genre à encaisser sans broncher. "Je suis comme les Israéliens, si on me balance une roquette, je réponds. Dans cette histoire, c'est moi l'agressé !" peste-t-il, bondissant sur la banquette d'un café situé à quelques dizaines de mètres de l'Assemblée nationale.
"Des querelles de caniveau"
Depuis six mois, la bataille fait rage entre les deux élus. Ou plutôt, la guerre : multiplication des procédures judiciaires, tracts, invectives, insultes, même... Tout est bon pour discréditer l'adversaire et avoir le dernier mot. "On se croirait encore en campagne, souffle une sympathisante du clan Doucet. C'est épuisant." Las d'assister à "ces querelles de caniveau", les Argenteuillais sont exaspérés. Lors du dernier conseil municipal, Mothron et Doucet sont accueillis par des huées et des sifflements. Dans le public, les partisans des deux camps déploient banderoles et pancartes. A chaque prise de parole des protagonistes, les insultes fusent. A cran, Philippe Doucet finit par quitter la salle, faisant un doigt d'honneur à l'assemblée.
Le lendemain, les murs d'Argenteuil sont tapissés d'affiches : un montage fait figurer d'un côté le visage de l'ancien maire, de l'autre un immense doigt d'honneur. Les auteurs de cette manip ? Forcément le clan Mothron... Les habitants sont écoeurés par tant de puérilité : "Il faut qu'ils retournent au bac à sable", ironise l'un d'entre eux.
Cette rivalité prend racine en 2008. Après avoir tué tous ses rivaux au PS, le bulldozer Doucet emporte la mairie, tenue par Georges Mothron, qui perd de 300 voix. Son intention d'utiliser un produit répulsif, le Malodore, pour déloger les SDF, ainsi que l'épisode de la "racaille" stigmatisée par Nicolas Sarkozy, sur la dalle d'Argenteuil en 2005, lui ont coûté cher. Doucet, lui, a multiplié les promesses: emploi et logement pour tous. Dès le lendemain de l'élection, le battu et ses affidés mènent la vie dure à Philippe Doucet : recours au tribunal administratif, accusation de tricherie...
Le parvis de la basilique Saint-Denys, rénové par l'ancien maire: indispensable?
© Olivier Jobard/MYOP pour L'Express
Aujourd'hui, Mothron justifie cette guérilla : "Si je n'avais pas mené ce combat pendant six ans, je n'aurais pas été élu au printemps", argumente-t-il. "Il a une haine viscérale de Philippe Doucet, qui l'a maltraité au cours de son mandat, raillant chacune de ses interventions en conseil municipal", observe Francis Gabouleaud, secrétaire du Parti communiste à Argenteuil. Mothron reçoit le coup de grâce en juin 2012, quand Doucet lui dérobe son siège de député, qu'il occupe toujours.
Six ans plus tard, le nouveau maire UMP savoure sa vengeance. Le vendredi 4 avril 2014, la salle du conseil municipal est pleine à craquer, des écrans géants ont été installés à l'extérieur pour les très nombreux Argenteuillais venus assister à l'élection de Mothron. A peine les applaudissements terminés, les hostilités commencent. Un conseil extraordinaire est convoqué pour le dimanche 6 avril. Objectif : bloquer l'élection de Philippe Doucet à la présidence de l'agglomération Argenteuil-Bezons. Grâce au soutien de Dominique Lesparre, maire PCF de Bezons, Doucet pourrait l'emporter.
Mothron propose de faire voter une délibération pour modifier les règles et le nombre de conseillers communautaires. Car, pour développer Argenteuil, Mothron doit impérativement récupérer la présidence de l'agglomération, à laquelle de nombreuses compétences ont été transférées (transports, culture, logement, espaces verts, ordures ménagères...).
La mise sous tutelle est-elle inéluctable?
Le plan fomenté par Mothron échoue. Le 7 avril, le préfet écrit au maire pour lui signifier que sa délibération - "nulle et non avenue" - n'est pas réglementaire. Doucet est élu président de l'agglomération et dispose ainsi d'un énorme levier pour pourrir la vie de son adversaire. Au passage, il recase une quinzaine de membres de son cabinet au sein de la communauté de communes et d'AB Habitat, l'office HLM qui en dépend. Evidemment, il n'accorde aucune vice-présidence à Mothron. Coincé, celui-ci n'a qu'une porte de sortie : quitter l'agglomération. Les habitants apprennent la nouvelle par la presse locale, quinze jours plus tard : Argenteuil va divorcer de l'agglomération et rejoindre la métropole du Grand Paris. L'affaire est en bonne voie. La commune devrait rejoindre Seine-Défense et sa majorité de droite.
En ce premier mois de mandat, Mothron ouvre un autre front : celui des finances de la ville. "Lorsque nous avons convoqué tous les directeurs pour un état des lieux, nous avons découvert l'ampleur de la catastrophe", raconte Mathieu Séguran, directeur de cabinet du maire. Des dépenses de personnel non budgétées, des factures impayées. A la fin du mois d'avril, le conseil muni - cipal d'Argenteuil vote un compte administratif en déficit de plus de 17 millions d'euros. Une situation interdite par la loi, qui contraint le préfet à saisir aussitôt la chambre régionale des comptes (CRC). Georges Mothron craint (ou espère?) une mise sous tutelle. Philippe Doucet dépose d'emblée une requête auprès du préfet pour présentation de comptes insincères. Quelques semaines plus tard, l'avis de la CRC tombe : Argenteuil doit diminuer ses dépenses.
Alors Mothron fait dans le symbole : il annule le feu d'artifice du 14 Juillet et travaille d'arrache-pied à un plan d'économies. "Succéder à soixante ans de communisme comme nous l'avions fait en 2001, ce n'est rien comparé à l'héritage Doucet", s'indigne Philippe Métézeau, vice-président du conseil général du Val-d'Oise et conseiller municipal. Le 17 septembre, malgré les mesures proposées au conseil municipal, les comptes demeurent en déséquilibre. Le préfet vient de saisir de nouveau la CRC. Elle donnera son verdict à la fin du mois de novembre. Six mois après son élection, Georges Mothron comprend qu'il ne pourra pas tenir sa promesse de campagne : baisser les impôts dès son arrivée. Pis, il va devoir les augmenter.
Le quartier du Val d'argent, dit "la Dalle", où Nicolas Sarkozy, en 2005, a stigmatisé la "racaille".
© Olivier Jobard/MYOP pour L'Express
A cause de la gestion catastrophique de Doucet? Dès son élection, en 2008, pour trouver un peu d'oxygène dans une ville déjà endettée, Philippe Doucet décide de relever les impôts locaux. Très vite, il engage de nombreuses dépenses : espaces verts, création d'un festival et de plusieurs lieux culturels, réfection entière de la piscine municipale... Pour absorber tous ces investissements, une deuxième hausse se révèle nécessaire.
Une incroyable dérive des dépenses en matière de ressources humaines
Afin de promouvoir sa politique, le maire ne lésine pas sur les moyens, "sa soif de com' est inextinguible", raconte un ancien adjoint : création de deux journaux municipaux, immenses bâches déployées sur les grilles de la mairie... "Il faisait un max de pub parce qu'il pensait déjà aux législatives. Son rêve, c'était d'être député." Au début de son mandat, Philippe Doucet subit une grève de trois jours, organisée par la CGT, ultramajoritaire à la mairie. Le syndicat réclame la titularisation des très nombreux contractuels. "Il y en avait environ 500, dont certains étaient employés depuis treize ans, rapporte Pascal Videcoq, secrétaire général de la CGT à la mairie. Nous avons obtenu qu'il en titularise 80 par an."
Malgré le transfert de certaines compétences à l'agglomération, les effectifs de la ville gonflent, les frais fixes aussi. Places en crèche, écoles, ces investissements, incontournables, viennent alourdir l'ardoise. De plus, un an avant les législatives, Doucet joue à fond la carte du clientélisme. Pour Zouber Sotbar, ancien élu socialiste sur la liste de Philippe Doucet et candidat concurrent aux dernières municipales, cette générosité bien ciblée va trop loin : "Il rachetait des baux commerciaux via AB Habitat puis les octroyait à des commerçants avec des loyers quasi gratuits. Les commerçants se demandaient entre eux : tu as eu combien de mois gratuits, toi?"
Elu député en 2012, Philippe Doucet ne lève pas le pied. Car les municipales se profilent. En 2013, Argenteuil est sens dessus dessous, il y a des travaux à chaque coin de rue. "On ne pouvait plus circuler, ni à pied ni en voiture", s'agace Alain (1), habitant du centreville. Cet octogénaire dont le coeur a toujours penché à gauche est révolté par l'attitude de Philippe Doucet. Dans sa salle à manger, il nous montre des tracts du PS, des exemplaires du magazine L'Argenteuillais, et décrit avec agacement la dernière année de mandat.
Des travaux pharaoniques
"Il a engagé des travaux pharaoniques, même lorsque cela n'était pas nécessaire. Le joint du parvis de la basilique est un peu disloqué, il le refait entièrement. Mais il n'en profite pas pour réaliser un accès pour les handicapés. Près de la chapelle Saint-Jean, il reconstruit la chaussée en petits pavés, et cela coûte cher. Autour de la gare du Val, il rénove l'ensemble de la voirie. Tout le monde passe devant, c'est bien visible, mais pas indispensable. Pendant la campagne, il organise des réunions de quartier en passant des vidéos et en clamant : "Vous voyez, j'ai augmenté les impôts mais je vous rends votre argent!"" Auprès de ses proches, Philippe Doucet reconnaît lui-même qu'à la fin de son mandat "il fait deux années en une". "Il nous a laissé 13 millions d'euros de factures impayées et non budgétées", s'énerve Xavier Péricat, premier adjoint de Georges Mothron.
Et une incroyable dérive des dépenses en matière de ressources humaines. De 81 millions en 2007, elles sont passées à 115,7 millions en 2013, alors que de nombreuses compétences sont transférées à l'agglomération. Sur la seule année 2013, 377 embauches sont réalisées. Sur l'ensemble du mandat, 800 stagiaires sont engagés, dont 160 au premier trimestre 2014. La plupart ont été titularisés. En six ans, la dette de la ville a grimpé de 215 millions d'euros à 305 millions.
Philippe Doucet balaie ce qu'il considère comme un mauvais procès : "J'ai récupéré une ville où il ne s'était rien passé depuis vingt ans. Il fallait tout redynamiser, faire venir des investisseurs, des commerces. On a fait du service public, des crèches, des jardins, des écoles", justifie-t-il. "Il est vrai que nous avons choisi d'utiliser les marges de manoeuvre permises par l'impôt pour relancer la ville plutôt que d'assainir les finances, explique l'ex-directeure général des services, Joël Fournié. Il a aussi fallu gérer les emprunts toxiques que Mothron nous a légués."
Du côté de la préfecture, ces jours-ci, on est très attentif à la situation de la ville. La tutelle? Entre le nouveau maire, qui repeint tout en noir, et l'ancien, qui voit la vie en rose, le préfet va s'appuyer sur l'expertise de la CRC pour se déterminer. La présentation du budget 2015, aux alentours du mois de janvier, sera décisive. Mais plus le temps passe, moins Georges Mothron a intérêt à la mise sous tutelle de l'Etat, qu'il souhaitait il y a encore quelques semaines. Un an après les municipales, c'est à lui que les Argenteuillais feraient porter le chapeau.
Pris en étau entre un Doucet président de l'agglomération et l'absence de marge de manoeuvre financière, Georges Mothron est coincé. Son rêve d'attirer les cadres de la Défense pour créer un Argenteuil-sur-Seine n'est pas prêt de voir le jour. Cogner sur son prédécesseur reste sa seule arme. L'intéressé n'a pas l'intention de se laisser faire : "Je ne suis pas un petit mouton", lâche Philippe Doucet. A Argenteuil, le cirque n'est pas près de lever le camp.
(1) Le prénom a été changé.
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