Il y a cette femme, le cou terminé par un tatouage au bleu pâli, qui interdit à ses trois enfants de se rendre sur son balcon, trop effrayée qu’il ne cède. Ce monsieur, casquette venue d’Andalousie sur la tête, qui constate qu’à l’argus des cités d’Argenteuil (Val-d’Oise), Champagne fait partie des moins cotées. Cette dame ouvrant sa porte de la même manière que ses yeux, en l’entrebâillant seulement. Son front d’angoisse glisse dans l’ouverture. Elle dit qu’elle supporte trop de fatigue : «Je n’en peux plus.»
Khedidja (1) emmène vers son salon et elle a un bambin dans les bras. Elle a caché son malheur sous une fausse peau d’animal. Elle la rejette, tire un pan du lino gris, et dévoile une fissure large d’un pouce qui lézarde le sol. Elle a découvert la fente avec son mari voilà deux ans, poussée simplement par sa «curiosité». «On entendait crac crac, et le sol gonflait.» Un expert est venu, raconte-t-elle, a constaté que cela n’était «pas dangereux», la fissure résultant d’un joint de dilatation, un espace laissé entre les différentes parties de l’immeuble pour absorber ses mouvements. Et puis plus rien. Khedidja désigne les couches d’enduit qui tapissent le mur et recouvrent les brèches. «Le peu de travaux qu’on peut voir, on l’a fait nous-mêmes. On a beau recommencer, ça ne change rien.» Le bambin se met à pleurer. Un soupir las. «On n’est pas bricoleurs.»
La cité Champagne : un bâtiment HLM tout en longueur, arc-bouté sur la butte des Châtaigniers, et celle-ci se trouve ainsi comme auréolée de cette barre que l’on aperçoit à des kilomètres à la ronde. Juchée là-haut, Champagne dévisage toute l’Ile-de-France ; la vue y est prodigieuse, surtout l’été, à la fin du jour, quand l’horizon se teint en rose. Année après année, depuis plus d’une décennie, on certifie une réhabilitation de la cité et de ses 379 logements. La dernière date des années 90. La promesse s’évanouit, réapparaît peu après.
Cette fois, le bailleur, AB-Habitat, demande à partir de ce lundi 27 novembre et jusqu’au 1er décembre aux habitants de voter : 10 % de loyer en plus pour une rénovation de la cité. Sinon, ce sera une réfection d’appoint. Autrement dit, du cache-misère. En 2019, les locataires avaient accepté lors d’un premier vote une hausse de loyer plafonnée à 5 %, sans qu’elle ne soit finalement mise œuvre. Désormais, ils tiquent. Certains arguent que les bourses sont à bout de souffle, que la vie n’a jamais été aussi chère. AB-Habitat se range derrière l’augmentation des coûts.
Khedidja habite Champagne depuis 2017. Son loyer culminait à 560 euros il y a un an et la facture de son trois-pièces a déjà gonflé de près de 100 euros avec l’explosion des charges de chauffage. Elle fait défiler sur son téléphone des photos prises par d’autres habitants. Des balcons rognés par l’usure, des fils d’acier transperçant la structure, des parties communes malmenées. Chez elle, il n’y a pas que la fissure du salon. La trentenaire a installé un détecteur de monoxyde de carbone, ses enfants comme elle ont parfois la respiration saccadée, des maux de tête. Elle subit aussi des dégâts des eaux. «La tuyauterie des toilettes est foutue à cause du calcaire. Ça bouche et ressort chez moi. Ça déborde partout.» A quatre reprises, la famille se retrouve «les pieds dans les matières fécales». Elle nettoie elle-même. Khedidja assure que son «logement n’a jamais été décontaminé». Elle dit que sa santé est esquintée. Que la nuit, elle se réveille brusquement. «Suis-je en sécurité ? se demande-t-elle alors. Et pour combien de temps ?» Parfois, elle divague. «Je ne vais pas le cacher : j’ai déjà imaginé que la moitié de l’immeuble s’effondrait.» Parce que vivre ainsi la «bouffe», elle a toqué chez ses voisins. Savoir si elle était «la seule». Elle a utilisé un tract de l’amicale CGT pour faire une pétition et mener un porte-à-porte. «Près de 150 personnes l’ont signé.» Khedidja est de nature méfiante, alors elle a «gardé toutes les preuves.»
Des travaux de plus de 20 millions d’euros
«Il ne s’agit pas de faire une opération financière, se dédouane François Perrier, directeur général d’AB-Habitat. Il y a 42 % de bénéficiaires de l’APL, donc une bonne partie des locataires auront un coût amorti en partie ou en très grande partie par cette aide.» L’homme pointe l’inflation «à deux chiffres» qui a fait enfler le coût des travaux, et une refonte du projet initié en 2012 par l’ancienne gouvernance, avec la prise en compte «par exemple de la question de l’accessibilité de l’immeuble, des canalisations ou des commerces». Le coût total navigue entre 20 et 21 millions d’euros. La coopérative, principal bailleur social d’Argenteuil-Bezons avec 12 000 logements, avait été la cible de l’Agence nationale de contrôle du logement social dans un rapport paru au printemps 2023. Ce dernier pointait de nombreuses irrégularités commises entre 2016 et 2020 ainsi qu’une politique hasardeuse d’achat de logements en mauvais état, menée pour garder son indépendance, dans le sillage de la loi Elan de 2018 qui obligeait les organismes de moins de 12 000 logements sociaux à se regrouper.
«Je me mets à la place des locataires, ce n’est pas agréable», accorde Georges Mothron, le maire (LR) de la commune, de très loin la plus peuplée du département (109 000 habitants). L’édile, qui siège au conseil d’administration d’AB-Habitat, pointe un défaut de communication du bailleur qui n’a pas assez, selon lui, mis en avant les économies d’énergie procurées par une réhabilitation thermique. Le maire soutient qu’il s’agit, en réalité, d’un jeu à somme nulle.
Dans une cité comme Champagne, il y a toujours une voix qui tonne. Une fondation non pas de ciment mais de chair, et les palabres qui proviennent de la sandwicherie du coin disent qu’on l’appelle Patricia. Cette dernière prolonge : Patricia Doherty, un nom qui vient de cette terre brassée par le vent et l’océan du Donegal, dans l’ouest de l’Irlande. Elle vit seule avec son chat et ses poissons. Elle est présidente de l’amicale des locataires. Elle dit : «On n’est pas riches par ici.» Ou encore : «Il y a des enfants qui ne partent jamais en vacances.»
Un contre-vote
La première fois qu’elle a posé le pied à Champagne, c’était dans la glaise. Elle était ado. Maintenant, c’est une dame de 73 ans, et quand elle s’agite, ce qui arrive souvent, son petit corps tortille comme un pantin. De la cité en pleine construction, en 1964, au désenchantement d’aujourd’hui, elle a tout vécu et Champagne a comme pris attache avec son existence. Etudiante, elle a créché dans les «chambres de célib», là-haut, au treizième, avec douche et toilettes sur le palier à l’époque. Un F2 quand elle a commencé à turbiner, sa carrière de manipulatrice radio dans la santé, encartée et batailleuse à la CGT et ce jusqu’au Royaume-Uni, pendant la grève des mineurs dans les années 80 contre Margaret Thatcher. Un F3 après le mariage, un F4 lors de la naissance de sa première fille, un F5 quand la suivante est arrivée. Et puis decrescendo. Elle occupe un F3 depuis son divorce. Champagne, elle en connaît toutes les coutures. Elle dit que les puissants du coin attendent «qu’elle s’écroule toute seule».
«Certains ont des apparts encore corrects», elle en convient. Le sien, par exemple, les murs sentent le vieux et des traces de champignon assombrissent certains pans. Elle n’est pas la plus à plaindre mais d’autres ont moins de chance, alors elle veut organiser un contre-vote. Oui à la rénovation, mais en maintenant les 5 % de hausse de loyer votés auparavant. Patricia, elle, cumule 1 000 euros de retraite. Son loyer en gobe plus de la moitié. Dernièrement, la voiture a fini à la fourrière. Elle va y rester. «Ça coûte moins cher.»
Dans son appartement, la planche à repasser fait office de table d’appoint. Posés, une poule en peluche, un bouquin de Sorj Chalandon et une loupe, parce qu’elle a été opérée de la cataracte récemment. Patricia a le verbe aguerri par les luttes passées, mais parfois il s’attendrit. Elle plonge dans la nostalgie. Elle raconte les grandes heures de Champagne comme une révolution dorée. Exhume les «deux journalistes de l’Huma» ou «le secrétaire de Georges Marchais» qui habitaient ici, les fêtes du voisinage, les assos, même celles tenues par des gens de droite. «Y a plus l’ambiance pareil.» Les commerçants désertent l’un après l’autre. Subsistent l’épicier, le boulanger et la coiffeuse. Le pharmacien est parti récemment à la retraite. Personne n’a repris l’office. «Tout le monde le connaissait, et quand on s’est dit au revoir, on s’embrassait.»
«Cavalcade»
Patricia enfile sa parka jaune pâle et moumoutée. Elle emmène voir la coiffeuse et les deux femmes listent les trésors d’antan, le teinturier, le primeur, la poissonnerie, la boucherie, et la coiffeuse poursuit en disant que dorénavant, elle va chercher en voiture la baguette des clients âgés quand le boulanger s’en va en congés. Patricia redémarre et emmène voir son amie Christiane, et celle-ci montre le centre de son salon. Christiane est persuadée que sous la déchirure du sol, œuvre du temps, il s’agit d’amiante. Il y a la même chose dans la chambre. Elle a recouvert avec le lit. Le reste de son appartement rutile, il a une odeur bienveillante, celle du propre, et Christiane, 62 ans dont 37 en ces lieux, assure : «J’aime l’hygiène. Vivre dans la crasse, c’est pas possible.» Elle a refait une bonne partie des pièces elle-même. Le sol de l’entrée, la peinture du balcon, le mur de la chambre, avec du papier peint chiné au marché «à 2 euros le rouleau», parce qu’elle est «une fouineuse». Reste la dalle dans le salon. Elle ne veut pas y toucher. AB-Habitat n’a jamais donné suite à ses demandes d’intervention.
Patricia Doherty ouvre sa fenêtre. Paris à portée de regard. Elle songe que la fortune ici, c’est un peu la vue, que les pupilles sont rétribuées prodigieusement. Ses yeux pivotent de la forêt de Saint-Germain-en-Laye au casino d’Enghien et même, quand le ciel n’est pas embué comme ce jour, jusqu’à l’aéroport du Bourget. Le 14 juillet, quand les feux d’artifice de toutes les communes crépitent, c’est «la cavalcade» aux fenêtres. Depuis l’autre versant de cette montagne de ciment, on voit des moutons et des biques qui paissent au-dessus du parking, pour de l’écopâturage. Patricia sait qu’elle aura des regrets quand elle quittera Champagne. Elle en parle depuis des lustres. Elle aimerait partir vers Tours, près de ses filles. Peut-être avant qu’elle ne prenne «son voisin du dessus sur la tête», comme elle dit. Elle tangue, avec son petit déhanchement de marionnette. «Ça va, c’est un bon copain.»
(1) Le prénom a été modifié.