Nadia vit avec ses deux fils, jeunes adultes, dans un logement HLM de l’Essonne. Elle touche 700 euros d’allocation invalidité. L’un de ses fils, étudiant, reçoit une bourse de 300 euros. L’autre enchaîne les contrats précaires. Il n’a plus de travail depuis le début du confinement. « On ne sort pas, tous les trois, on reste à la maison depuis le début du confinement », souligne Nadia. Avec le salaire du fils en moins, et plus de charges de chauffage, elle n’a pas encore été en mesure de payer son loyer d’avril. « Je viens encore de recevoir la facture pour la taxe d’habitation. Pour le loyer, je vais appeler le bailleur, tenter de voir avec l’assistante sociale, si on peut encore lui parler. Parce que là, c’est juste, juste. »
Cécile [1] habite, elle, en Seine-et-Marne. Elle loue pour 640 euros par mois un appartement à un bailleur privé, via une agence. Depuis le début du confinement, elle est au chômage partiel. « Ce mois-ci, mon employeur peut encore payer la différence d’avec ce qui est financé par l’État, donc je touche 100 % de mon salaire net, mais je perds 200 euros d’heures supplémentaires que je fais d’habitude. En mai, l’employeur ne pourra plus compléter le chômage partiel, je toucherai un peu plus de 1000 euros. Je peux encore payer le loyer, mais si le confinement continue, ça va être compliqué. Je ne suis pas dans la pire des situations, je suis en CDI. Les gens en contrat précaire, comment font-ils ? On demande à tout le monde de faire un effort, mais pas aux agences immobilières, pas aux propriétaires. Pourquoi ? »
Avec le confinement, plus de 10 millions de travailleurs étaient au chômage partiel au 22 avril, selon les chiffres annoncés par la ministre du Travail Muriel Pénicaud. D’autres, en contrats précaires, sont au chômage tout court, n’ayant pas pu retrouver un CDD ou une mission. Ce sont autant de personnes qui risquent fort d’avoir de grosses difficultés à payer leur loyer, ou leurs traites de prêt immobilier.
Selon une note de l’Institut de recherches économiques et sociales (Ires) [2], entre 2,5 millions et 2,8 millions de ménages de locataires ou d’accédants à la propriété sont durement frappés dans leurs finances. Ce qui équivaut à 6 à 7 millions de personnes. « La baisse de l’activité consécutive au confinement a eu un impact considérable sur l’activité économique mais aussi, par contrecoup, sur les revenus de plus d’un tiers des actifs. Ce choc a été particulièrement brutal pour les ménages d’actifs qui doivent subvenir à leurs besoins essentiels avec d’importantes charges fixes, notamment pour se loger », souligne l’institut. « Parmi les ménages en difficulté identifiés dans cette note, on trouve sans surprise une part importante de ménages pauvres ou à bas revenus. »
Le 15 avril, le gouvernement a annoncé des mesures pour les ménages parmi les plus vulnérables. Cela reste limité : une aide exceptionnelle pour les familles, de 150 euros par ménage au RSA, plus 100 euros par enfant, ainsi que 100 euros pour les ménages bénéficiaires d’aides au logement. Pour Jean-Baptiste Eyraud, porte-parole de l’association Droit au logement, c’est loin d’être suffisant. « Il y a des centaines de milliers de personnes qui vont se retrouver en impayé de loyer, c’est certain. C’est vraiment une catastrophe qui s’annonce, prévient-il. ll faut donc que le gouvernement prenne des mesures pour arrêter de soutenir la rente locative et la rente bancaire pour les accédants à la propriété. Il faut prévoir la suspension de toute sanction qui mettrait les gens sous l’eau. »
En Espagne ou en Allemagne, des mesures de protection des locataires ont été décidées très vite pour éviter les expulsions et l’accumulation de dettes locatives au sortir du confinement (voir notre article Interdiction de licencier et moratoire sur les loyers : ces États européens plus solidaires que la France). Pour l’instant, le gouvernement français n’a rien fait en ce sens. Il a certes ouvert des milliers de places d’hébergement supplémentaires, pour pouvoir confiner les personnes sans-abri ou vivant en bidonville.
« 9000 places d’hébergement ont été créées en un mois, à l’hôtel, dans des villages de vacances, des internats, voire dans des gymnases. Il y a eu des réquisitions d’hôtels par l’État. 9000 places, c’est beaucoup, surtout que les 14 000 places d’hébergement hivernal ont été maintenues, précise Manuel Domergue, directeur des études à la Fondation Abbé Pierre. Mais l’hébergement en urgence dans des gymnases ou à l’hôtel, c’est souvent dans de mauvaises conditions. C’est mieux que des bidonvilles, mais parfois pas beaucoup mieux. Le problème, c’est qu’on part de très bas. Ce qu’on a échoué à faire en dix ans, ce n’est pas en un mois qu’on peut y arriver. » Même avec ces lieux d’accueil temporaire, chaque jour, au moins 1500 appels au 115 pour trouver un hébergement d’urgence restent sans réponse, selon Manuel Domergue.
Aujourd’hui, avec près de la moitié de la population active au chômage partiel et tous les travailleurs de l’économie informelle qui se retrouvent sans aucune ressource, il s’agit de ne pas faire grossir les rangs des personnes à la rue. « La doctrine du gouvernement est de dire que la France fait des efforts pour maintenir le niveau de revenu, les minima sociaux, les APL [allocations logement], l’indemnisation chômage, le chômage partiel, etc. Ce discours a cependant ses limites. Le chômage partiel, pour les bas salaires, représente quand même une grosse chute de revenu. Sans oublier tous ceux qui ne sont pas indemnisés, les petits boulots, l’économie informelle… », note Manuel Domergue. La Fondation Abbé Pierre demande une aide mensuelle pour les ménages à bas revenus pendant toute la durée du confinement, de 250 euros par mois. « Nous sommes aussi favorables à une aide spéciale pour payer le loyer et les charges pour les personnes qui ont connu des baisses de revenus. Cela pourrait passer par un fonds national qui serait alimenté par l’État, et peut-être redistribué par les fonds de solidarité pour le logement des départements. »
La Confédération nationale du logement (CNL) demande également un fonds d’indemnisation « des habitants ». « Dans les habitants, on met les locataires, les propriétaires occupants, et les accédants à la propriété », précise Eddie Jacquemart, président de la CNL. « Cette crise va vraiment bousculer les habitants dans leur pouvoir d’achat, les revenus vont diminuer pour beaucoup, et les dépenses vont augmenter, pour le chauffage, le gaz, l’eau, l’électricité, et les dépenses alimentaires puisque la cantine n’est plus là pour les enfants. » La CNL propose de financer ce fonds à travers les amendes prononcées pour non-respect du confinement, par une taxe sur les plateformes de vente en ligne, voire en rétablissant l’impôt sur la fortune. « Il y a des recettes possibles qui ne viennent pas forcément des poches de l’État, mais qui viennent de décisions de l’État », estime Eddie Jacquemart.
La CNL appelle également à un moratoire partiel sur les loyers. « Par exemple, si je suis au chômage partiel et que je ne touche que 84 % de mon salaire, il faut que je puisse ne payer que 84 % de mon loyer, et étaler le reste, ou me faire aider pour payer le reste par un fonds d’indemnisation », détaille le président de la CNL. L’association a publié sur son site un modèle de courrier à envoyer à son bailleur en cas de difficultés de paiement, pour tenter de négocier [3]. Sans moratoire, les bailleurs n’ont aucune obligation d’être ouverts au dialogue.
« Le gouvernement fait des lois de manière très rapide en ce moment. Il pourrait prévoir la suspension des loyers pour les locataires qui n’arrivent pas à payer, c’est-à-dire l’absence de toute sanction à la sortie du confinement », explique Jean-Baptiste Eyraud, de Droit au logement (DAL). Pour faire pression sur le gouvernement, Droit au logement a lancé une campagne de mobilisation solidaire : un appel à la suspension générale des loyers. « L’idée, c’est de dire, on est locataire solidaire, fin avril, on ne paiera pas notre loyer. Moi, j’ai suspendu mon loyer depuis fin mars. Il faut connaître le risque, il faut mettre l’argent de côté, poursuit le militant. L’objectif, c’est d’avoir un mouvement collectif, mais pas d’être sur une grève illimitée. »
Le DAL demande un moratoire sur les loyers, la suspension de toute sanction vis-à-vis des locataires et accédants en difficulté, un fonds pour apurer les dettes de loyer et de traites bancaires, un arrêt des expulsions, la réquisition des logements vacants, une hausse des APL, une baisse des loyers et des charges, et la construction massive de logements sociaux (voir le site de la campagne du Dal ici). En Espagne, une grève des loyers a été lancée depuis fin mars, à l’appel de 200 organisations de locataires.
Lire aussi : En Espagne, une grève des loyers pour « sauver les personnes et confiner les privilèges » |
« Des personnes pensaient être à l’abri et découvrent qu’elles vont avoir des difficultés à payer. Beaucoup de locataires, qui n’ont jamais eu de problèmes de paiement jusqu’ici, vivent la situation comme une catastrophe. Ils voient que ça peut arriver à tout le monde », témoigne Fanny, militante du DAL. « Les agences immobilières vont-elles être solidaires dans cette situation exceptionnelle ? » interroge-t-elle. Néné, bénévole du DAL, a elle aussi suspendu le prélèvement automatique de son loyer en signe de solidarité. Elle est quotidiennement en lien avec des locataires en difficulté : « C’est compliqué pour beaucoup de familles. Les dépenses de nourriture augmentent avec les enfants qui sont toute la journée à la maison. L’État a décidé d’aider les entreprises, c’est bien, mais il faut aussi penser aux familles. Il faut que les gens puissent étaler le paiement de ces loyers du confinement sur un ou deux ans, pour leur laisser le temps de souffler. »
« C’est la pratique habituelle des bailleurs sociaux d’avoir de la compréhension, en tous cas pour quelques semaines, en cas de difficultés à payer. Mais là, ça ne suffira pas », alerte Manuel Domergue. « Si les gens ont vraiment un trou dans le porte-monnaie pendant trois mois, les bailleurs sociaux ne pourront pas apurer la dette. C’est pour cela qu’il faut une solidarité nationale pour les locataires HLM et pour les locataires privés. On sait qu’un certain nombre de bailleurs privés ne sont pas du tout compréhensifs, voire pourraient profiter de ces problèmes de paiement provisoires pour lancer des procédures d’expulsion de locataires dont ils voudraient se débarrasser. Si on veut éviter un doublement des expulsions dans quelques mois, il faut vraiment avoir une aide ponctuelle mais forte de la part de l’État. » Les expulsions locatives atteignaient déjà des records en 2018, avec 36 000 personnes mises à la rue cette année-là.
Rachel Knaebel
Photo de une : © Anne Paq