Avec Anicet Le Pors, ancien ministre de la fonction publique, Bernadette Groison, secrétaire générale de la FSU et Jean-Marc Canon, secrétaire général de l’Union générale des fédérations de fonctionnaires CGT.
Rappels des faits. Les mesures proposées par Édouard Philippe, fi n janvier, dans le cadre des négociations à venir avec les syndicats constituent des attaques directes du statut.
Une « machine de guerre » contre le service public par Anicet Le Pors, ancien ministre de la fonction publique
La conception française du service public est l’aboutissement d’une histoire longue caractérisée par des tendances lourdes : une sécularisation du pouvoir politique depuis la fin du Moyen Âge entraînant un développement de l’appareil d’État et des collectivités publiques, une socialisation croissante des financements devant répondre à des besoins fondamentaux en expansion continue, une affirmation originale des concepts d’intérêt général, de service public (l’expression apparaît dans les Essais de Montaigne en 1580) et de fonction publique. C’est en ce sens que le statut général des fonctionnaires de la loi du 19 octobre 1946, élaboré sous l’autorité de Maurice Thorez avec un soutien syndical déterminant, est considéré comme fondateur de la conception française, démocratique et moderne de la fonction publique. Il n’est au pouvoir de personne aujourd’hui d’inverser ce mouvement de fond de l’histoire.
Le statut n’en reste pas moins un enjeu politique majeur. Le statut de 1946 a été abrogé par l’ordonnance du 4 février 1959 qui en a conservé cependant les dispositions essentielles. Le statut initié par la loi du 13 juillet 1983 a complété et approfondi la conception originelle inspirée du programme du CNR en même temps qu’il en a étendu le champ aux agents des fonctions publiques territoriale, hospitalière et de recherche, regroupant ainsi 20 % de la population active. Ce statut fédérateur est le résultat de quatre choix : celui du fonctionnaire-citoyen qui en appelle à sa responsabilité plutôt qu’à son obéissance, le choix du système de la carrière garant de la neutralité de l’administration et de l’indépendance du fonctionnaire, le choix d’un équilibre pertinent entre unité et diversité par la mise en place d’une fonction publique « à trois versants », enfin, le choix d’établir cette architecture sur des principes républicains ancrés dans l’histoire.
On comprend qu’une telle construction idéologique et juridique qui, dans un environnement libéral dominé par la finance internationale, tend à développer une logique de service public, voire de démarchandisation, soit inadmissible pour les dominants. Le statut a été constamment attaqué depuis 1983. Par la loi Galland du 13 juillet 1987 visant la fonction publique territoriale. Par l’appel à une « révolution culturelle » de Nicolas Sarkozy avançant l’idée d’un « contrat de droit privé négocié de gré à gré», solution reprise aujourd’hui par Emmanuel Macron. Mais, face à la crise financière de 2008, il a échoué, chacun reconnaissant dans l’ampleur de notre service public et l’existence du statut, un efficace « amortisseur social ». François Hollande a manqué de courage pour revenir sur les 225 dénaturations du statut opérées en trente ans, et d’ambition pour lancer le moindre chantier de modernisation de la fonction publique.
Emmanuel Macron a jugé le statut « inadapté » durant sa campagne et prévu la suppression de 120 000 emplois. Après la réforme du Code du travail et la prenant comme référence sociale, il s’attaque maintenant aux statuts en général et spécialement au statut législatif des fonctionnaires par la mise en place d’un Comité d’action publique pour 2022, dit CAP 22, analysé dans ces colonnes (voir l’Humanité du 5 novembre 2017), véritable « machine de guerre » contre le service public, ce que confirment les dernières annonces gouvernementales : substitution de contractuels aux fonctionnaires, plans de départs volontaires, rémunération discrétionnaire au mérite, etc. Mais les fonctionnaires en ont connu d’autres. Comme ses prédécesseurs réactionnaires de l’histoire longue, il échouera.
Dans l’intérêt général par Bernadette Groison, secrétaire générale de la FSU
La tactique n’est pas vraiment nouvelle : on affiche la volonté de préserver la fonction publique, mais au nom d’un besoin de modernisation et de souplesse jamais réellement démontré, on propose un ensemble de mesures qui la fragilisent, en sapent les principes, avec la perspective de la faire imploser. En réduisant systématiquement les effectifs sans jamais s’interroger sur ce qu’apporte la fonction publique à la cohésion sociale, aux solidarités, au développement économique, à l’effectivité des droits pour les usagers, on en réduit l’efficacité au détriment de ceux qui en ont le plus besoin. En développant le recours aux contrats, en rompant les solidarités en matière de rémunération entre les trois versants de la fonction publique, en développant un « management » qui met les agents en concurrence entre eux, on mine les bases du statut et ce qui permet aux services publics de répondre aux besoins de la société.
Ceux qui cassent les services publics choisissent d’ignorer qu’une des missions essentielles de ces derniers est de permettre à chacun partout et quelle que soit sa situation de bénéficier de l’effectivité de ses droits : éducation, santé, sécurité, logement, mobilité, etc. Le tout dans le respect de principes fondamentaux comme l’égalité de traitement, la continuité, l’adaptabilité. Et le statut des fonctionnaires en est à la fois la conséquence et la condition. Ce que certains dénoncent comme des privilèges n’est qu’un ensemble de droits et de devoirs qui visent à répondre aux besoins de la société et traduire ces principes. Ainsi, la séparation du grade et de l’emploi a pour contrepartie l’obligation pour le fonctionnaire d’aller partout où l’on a besoin de lui : cela vise à garantir la continuité de l’action publique, l’égalité de traitement sur tout le territoire, mais aussi l’indépendance de l’agent par rapport aux pouvoirs locaux.
Pour prendre en charge efficacement l’intérêt général, on a besoin d’agents qui travaillent ensemble avec des droits et des obligations communs garantis par la loi, s’articulant avec des règles particulières adaptées à chacun des secteurs d’activité. C’est ce que permet le statut : il assure à la fois le respect de principes fondamentaux et la souplesse de fonctionnement qui est celle de la fonction publique. Car contrairement à certains clichés, elle n’a cessé de montrer son adaptabilité. S’il y a des blocages et des dysfonctionnements, c’est d’abord à cause des politiques de réduction des moyens, de démarches managériales à courtes vues et du recours accru à des contractuels.
Si l’on voulait réellement améliorer la fonction publique, de multiples pistes existent. Et d’abord conduire un vrai débat avec l’ensemble des parties prenantes, agents, usagers, élus, entreprises sur les besoins de services publics ; puis impulser une véritable gestion prévisionnelle des emplois et des qualifications ; mettre l’accent sur la formation initiale et continue des fonctionnaires, favoriser le travail en équipe. Il faut aussi, en rompant avec une gestion à la performance, miser sur leur responsabilité et leur sens du service public. Et, bien sûr, revenir sur un certain nombre de réformes qui ont de plus en plus morcelé la fonction publique, reconstruire une grille des rémunérations et résorber la précarité.
Mettre le fonctionnaire à l’abri des pressions par Jean-Marc Canon, secrétaire général de l’Union générale des fédérations de fonctionnaires CGT
Depuis son arrivée au pouvoir, il y a moins d’un an, Emmanuel Macron n’a malheureusement pas oublié la fonction publique et ses agents dans sa frénésie libérale, s’inspirant des doctrines archaïques les plus éculées en les autoproclamant parées des vertus de la modernité. Nouveau gel de la valeur du point d’indice – et donc, blocage des salaires – pour 2018 et peut-être au-delà, rétablissement de l’injuste et stigmatisant jour de carence, 120 000 suppressions d’emplois supplémentaires alors que de nombreux secteurs souffrent gravement d’un manque d’effectifs : le second semestre de l’année 2017 avait déjà été marqué par un arsenal de mesures régressives. Mais les annonces gouvernementales effectuées le 1er février dernier constituent potentiellement un véritable basculement de société par leur ampleur. En effet, l’appel au recours accru au non-titulariat alors que déjà plus d’un million de contractuels officient chaque année dans les trois versants de la fonction publique, l’extension de la part individualisée de la rémunération nourrissant discriminations et clientélisme, le plan de renvoi des fonctionnaires corrélé à l’abandon pur et simple de pans entiers de missions publiques, voilà un programme qui, à n’en point douter, vise à saper le socle progressiste construit à la Libération et renouvelé au début des années 1980.
Au centre de ces attaques, le statut général des fonctionnaires présenté comme une résurgence archaïque, rigide et inadaptée aux besoins contemporains de la société. En premier lieu, il convient de faire table rase de cette affirmation qui contrevient à la réalité. Depuis leur mise en place, les quatre titres composant le statut général ont connu plus de 200 modifications législatives et plus de 300 au niveau décrétal. C’est assez souligner que la vertu cardinale d’adaptabilité de la fonction publique et des textes qui la régissent a été concrétisée et à grande échelle… Ensuite, il faut se rappeler dans quels buts le statut général a été mis en place. Un de ses objectifs essentiels, en stipulant que le fonctionnaire est dans « une position réglementaire et statutaire » et qu’il est « titulaire de son grade », n’est pas d’accorder des privilèges exorbitants aux agents de la fonction publique. En fait, il s’agit de mettre le fonctionnaire à l’abri des pressions pour qu’il puisse rendre le service public de manière neutre et impartiale et, le cas échéant, de pouvoir refuser des ordres au caractère illégal. Arrêtons-nous donc un instant sur la question du non-titulariat, en précisant d’abord que sa forme principale dans la fonction publique est le contrat à durée déterminée et que l’on peut enchaîner les contrats courts – de quelques semaines à quelques mois – durant six ans avant, éventuellement, de pouvoir prétendre à un contrat à durée indéterminée.
Croit-on vraiment que ces salariés, maintenus dans une précarité injuste et indécente, ont les moyens de s’opposer aux consignes manifestement non réglementaires d’un supérieur hiérarchique, quel qu’il soit, compte tenu des contraintes que celui-ci peut exercer ? Imagine-t-on un seul instant qu’un agent, dont le renouvellement de contrat est suspendu au bon vouloir de tel ou tel employeur public, pourra aller à l’encontre d’ordres dont il sait pourtant qu’ils contreviennent aux règles républicaines ? Il faut donc le dire haut et fort : le statut, c’est avant tout une garantie pour les citoyens d’une fonction publique assurant l’égalité de traitement de toutes et tous et évitant les dérives de toutes sortes.
Le véritable carcan, l’insupportable rigidité sont du côté de ceux qui, en prêchant le recours massif à l’emploi instable, font peser des dépendances iniques sur les personnels concernés. Les politiques actuelles qui remettent en question le statut général, même si leurs initiateurs s’en défendent (bien mal au demeurant), sont une attaque contre le service public et l’intérêt général, une offensive visant à abandonner des missions publiques aux appétits voraces de la finance. Porteuse de nombreuses propositions alternatives, la CGT entend bien s’y opposer.
Anicet Le Pors
Ancien ministre de la fonction publique
Bernadette Groison
Secrétaire générale de la FSU
Jean-Marc Canon
Secrétaire général de l’Union générale des fédérations de fonctionnaires CGT