L’été, les couloirs des tribunaux d’instance parisiens résonnent de bruits de pas plus ou moins assurés. Une à deux fois par semaine, un juge y statue sur les litiges entre propriétaires et locataires en situation d’impayé de loyer. Sur ces derniers pèse la menace d’un jugement ordonnant l’expulsion de leur logement. Et au bout le risque de tomber dans l’extrême précarité, voire à la rue, faute de retrouver un toit. A moins de tenir jusqu’à la trêve hivernale qui donne aux locataires en difficulté un répit de cinq mois (du 1er novembre au 31 mars), pendant lesquels les expulsions locatives sont interdites.
Dans la salle d’audience, nichée au détour d’un couloir de la mairie du XXe arrondissement de Paris, tout le monde attend en regardant par terre ou au plafond, indifférent à ce qui se trame à l’avant du tribunal. Là, les tractations vont bon train, mezza voce, avant que le juge ne prenne une décision. «Il ne s’encombre pas, on parle d’une somme dérisoire, ici. Pour lui, on n’est que des numéros. Il parle aux deux parties, il relance et met le truc en délibéré», témoigne Gérard (73 ans), casquette Kangol et débardeur en jeans, qui doit «trois mois de loyer» à la Régie immobilière de la Ville de Paris (RIVP), bailleur social municipal.
Cet ancien illustrateur dans la publicité, qui souffre de la maladie de Parkinson au premier degré, doit vivre avec une retraite des plus chiches. La faute à d’innombrables employeurs, ici et aux Etats-Unis, dont il a perdu la trace. Habitant un immeuble à loyer modéré (ILM) de la porte de Bagnolet, il n’arrive pas à rencontrer l’assistante sociale. «Les gens des services sociaux sont dans un jeu de rôle où on fait semblant de vous aider mais au finale, on n’est que des clients», dit-il avant de fanfaronner : «De toute façon, à partir de 65 ans, ils ne peuvent plus vous foutre dehors.» Faux. Cette histoire d’âge est une légende urbaine.
Un peu plus tôt, dans les coursives de la mairie, une femme, la quarantaine fatiguée, explique s’être portée caution solidaire pour sa fille qui accuse dix mois d’impayés. «Ce n’est pas de la mauvaise volonté, c’est comme ça», assure cette dernière qui a regagné le domicile maternel. «La proprio grossit la dette mais quoi qu’il en soit, je ne peux pas payer pour elle», lâche la mère, désemparée. Selon les derniers chiffres du ministère de la Justice, qui datent de 2015, 168 023 ménages ou individus ont été assignés dans le pays cette année-là pour tous motifs d’expulsions, dont 9 296 à Paris, où les loyers sont les plus onéreux. Parmi ces assignations, 126 946 décisions de justice prononçant l’expulsion ont été rendues (+12,3 % par rapport à 2011). Pire, en octobre, la Fondation Abbé-Pierre faisait état pour 2015 d’une augmentation des expulsions effectives avec le concours de la force publique de plus de 24 % en un an (14 363).
Ces évacuations manu militari ne constituent qu’une part mineure des expulsions, la plupart des ménages préférant quitter les lieux avant l’arrivée des forces de l’ordre. «Quand la procédure est enclenchée, les locataires se font petit à petit à l’idée de partir. On connaît la date, ça permet de mettre à l’abri ses affaires. C’est la précarité grandissante qui aboutit aux expulsions locatives souligne Raymond Donzé, avocat, croisé plusieurs fois au tribunal d’instance du XVIIIe arrondissement. Après, tout dépend de la volonté politique. Quand Cécile Duflot était au gouvernement, les préfets avaient moins recours à la force publique.»
En ce jeudi estival, dans la salle d’audience du XVIIIe, il fait tellement chaud qu’on a ouvert les fenêtres qui donnent sur la rue Hermel. Les bruits de la ville s’invitent dans le tribunal, où la juge et ses greffières officient en civil. «Le privilège des reines», moque un avocat qui sue à grosses gouttes dans sa robe. La grande porte reste ouverte pour faciliter les allées et venues. La juge appelle à haute voix les personnes concernées, une litanie d’absents. «Beaucoup culpabilisent, ne se déplacent pas, ils considèrent que ça n’en vaut déjà plus la peine», croit savoir Sergio, 39 ans, graphiste dans l’édition, qui en est à sa deuxième procédure et dont la dette enfle au fil des mois. Il y a aussi Samiah (1), étudiante de 25 ans, que le Crous a assignée, pour 800 euros de retard. Sur les conseils de son avocat, elle a quitté les lieux fin avril et elle est rentrée chez ses parents. «Avec ma bourse, il ne me reste que 30 euros par mois pour manger. Parfois, tu n’as pas d’autre choix, tu ne payes pas ton loyer. J’ai travaillé au mois de mai pour rembourser, mais je ne sais pas comment je ferai à la rentrée.» Un peu plus loin, Anna, 48 ans, psychothérapeute pour enfants, oscille entre abattement total et féroce envie de s’en sortir. Son compagnon (elle dit parfois «mon colocataire») est parti. L’affaire est renvoyée à l’automne ; elle doit retrouver sa trace pour qu’il s’acquitte de sa dette. «Sans maison, on n’est plus rien»,souffle-t-elle le regard vide.
Retour dans le XXe. Sous un buste de Marianne défraîchi, une inscription sur le mur du tribunal : «Le respect de la parole de l’autre est le chemin vers la justice.» Après leur passage devant le juge, certains refusent de parler, d’autres demandent à voir une carte de presse. Souvent, le même regard fataliste. «Il a abdiqué», chuchote une avocate à un collègue à propos de son client, avant de jeter sa robe dans un sac à main, comme on se défait d’un vêtement encombrant au retour d’une soirée arrosée. A l’intérieur de la salle d’audience, la plupart des présents viennent avec des chemises en carton où figurent quittances de loyer, baux, commandements de payer, voire des photos de leur appartement délabré. Dans le dédale de la mairie, un Asiatique qui porte un élégant costume pourpre, ne décolère pas. Cariste, il élève seul trois enfants et une lourde opération l’a laissé sur le flanc de longs mois. Un dégât des eaux, dont il montre des photos édifiantes, et en conséquence des loyers en retard l’opposent à Paris Habitat, l’office de HLM de la ville de Paris. «Je n’ai jamais pu rencontrer qui que ce soit chez eux. On n’est pas écoutés, c’est la loi des puissants qui l’emporte», conteste-t-il, sans avocat.
La précarité recouvre toutes sortes de visages. Mohamed, 56 ans, divorcé, un enfant, vend des fruits et légumes sur les marchés dans l’Est parisien et en proche banlieue. «Je suis resté treize mois sans ressources et je dois encore onze mois de loyer [12 000 euros à un bailleur privé, ndlr]. Mon camion était à la fourrière et j’ai mis du temps à le récupérer. Ensuite, il est tombé en panne», explique-t-il. Des amis lui ont prêté de l’argent afin d’acheter un autre véhicule et de pouvoir travailler de nouveau. Il a recommencé à payer son loyer, ce qui lui donne accès au Fonds de solidarité logement (FSL), une aide publique venant en appui aux locataires en difficulté qui reprend le paiement de leur loyer, avec l’idée d’éviter les affres d’une expulsion. «Quand on est toujours dans le rouge, on est à la merci de la malchance ou des ennuis…»
En ce matin estival, le juge parle fort comme s’il était un acteur de théâtre qui s’adresse au poulailler. Les avocats rient entre eux, si loin, si proches des drames qui se nouent alentour. Djamila et Yacef (1) sortent de la salle d’audience, sonnés. Une douleur sourde se lit dans leurs regards. Ils se débattent dans une procédure qui s’éternise pour leur appart près du métro Pelleport. Lui est un mécanicien en fin de droits, elle, une ex-préposée à l’entretien dans une maternité de l’arrondissement avec une toute petite retraite : ils n’y arrivent pas. «On doit 17 000 euros et comme on a repris le paiement du loyer, on a obtenu 11 000 euros du FSL grâce à l’assistante sociale. On sait que si on ne tient pas l’échéancier décidé par le juge, on sera à la rue», raconte Djamila.
Une fois que le magistrat a statué pour un maintien dans les lieux, un seul retard au règlement de la dette rend l’accord caduc. L’expulsion ne manque pas de suivre quelques mois plus tard. «On essaie toujours de gagner quelques mois de délai en racontant qu’on n’a pas eu le temps de potasser le dossier», glisse cet avocat dans le tribunal d’instance du XVIIIe, venu aider gracieusement une amie, «travailleuse pauvre». Un des rares à ne pas être appointé par l’aide juridictionnelle.
Adhira (14 ans) est venue de la porte de la Chapelle pour soutenir son père, un chauffeur VTC qui a perdu son permis de conduire. Elle assure la traduction. Comme les retards s’accumulent (3 000 euros), la CAF a cessé de verser les allocations logement. La famille se serre les coudes et la ceinture. Elle a déjà remboursé 850 euros au bailleur. Adhira sort un instant de son rôle d’interprète et promet : «On va s’en sortir, on a déjà remboursé, on est des travailleurs, on ne pose pas de problèmes.»
Sergio, le graphiste, n’est pas aussi enthousiaste. «Depuis dix ans, je travaille un tiers de plus pour gagner un tiers de moins. Tout augmente, sauf mon salaire. Ici, c’est le grand marché des laissés-pour-compte. On est tous dans la survie depuis un an, cinq ans ou depuis toujours. On devient les passagers clandestins de nos propres vies ; il n’y a pas de place pour nous dans le Paris d’aujourd’hui», jure-t-il. Après un rapide passage devant le juge, chaque justiciable s’en retourne à sa vie de tous les jours, avec une épée de Damoclès au-dessus de la tête. Un trio de colocataires lycéens quitte la salle d’audience avec leur avocat. L’un d’entre eux lance à la cantonade : «On n’est pas encore dans la vie active et c’est déjà compliqué.»
(1) Les prénoms ont été changés.