Les conséquences de la crise sanitaire et économique sont encore difficiles à évaluer en raison de la longueur des procédures et des aides exceptionnelles mises en place. Mais les chiffres d’impayés de loyers augmentent peu à peu.
« Si j'arrive à régler toutes mes dettes petit à petit, je peux rester dans mon appartement? » Cet habitant de Cergy est inquiet. Dans sa main, des documents indiquant un retard de loyers de plus de 7000 euros. Face à lui, Achraf Mouhoub, l'un des juristes de l'agence départementale pour l'information sur le logement (ADIL) du Val-d'Oise.
Ce lundi, ce conseiller est en charge de la permanence dédiée aux personnes menacées d'expulsion mise en place pour la première fois depuis mars dernier au sein de la Maison de justice et du droit (MJD) de Cergy. Financés par la communauté d'agglomération, la commune ou le conseil départemental de l'accès au Droit (CDAD), des rendez-vous similaires se déroulent aussi désormais au sein du tribunal de Pontoise et de la MJD de Garges-lès-Gonesse. Un rendez-vous qui vient s'ajouter à l'accueil effectué quotidiennement au siège de l'ADIL.
«Il n'y a pas de profil type»
Cet après-midi, l'agenda de Achraf Mouhoub est plein ou presque. « Il n'y a pas de profil type, précise-t-il. On reçoit aussi bien des hommes et femmes seuls que des familles mais aussi quelques étudiants, locataires dans le privé comme dans le social, parfois même en foyer. Les demandes sont d'autant plus importantes en ce moment que les procédures s'accélèrent à l'approche du début de la trêve hivernale, le 1er novembre. D'autant qu'avec la crise sanitaire, des gens ont pu se maintenir exceptionnellement dans leur logement jusqu'au 10 juillet. Donc là c'est vraiment la dernière fenêtre de tir pour les propriétaires, que l'on reçoit également, pour récupérer leur logement. Et parfois les locataires ne viennent nous voir que très tard, parfois trop. »
En effet, comme c'est le cas pour ce père de famille soucieux assis dans son bureau, la situation est souvent plus qu'urgente, voire déjà immuable. « Le jugement vous intimant l'ordre de quitter les lieux a déjà été rendu, lui explique le juriste à la lecture du papier tendu. Vous pouvez faire appel mais ce n'est pas suspensif. Je vous conseille de lancer déjà une procédure de relogement ».
Comme souvent, la condition de ce quadragénaire a commencé à se dégrader après un accident de la vie. Ici, une séparation. « Cela revient beaucoup, souligne le spécialiste. Il s'agit aussi de soucis de santé, certaines fois un décès dans une famille avec de lourds frais d'obsèques à charge qui pèsent sur le budget et le plus souvent de la perte d'emploi. Parfois bien sûr, c'est le cumul de tout ça, un effet domino. »
Des premières conséquences attendues début 2021
Une jeune femme, caution solidaire de son frère, vient justement demander conseil. « Il n'avait jamais eu de retard de loyer avant mais il a perdu son travail au début du confinement et n'en a retrouvé un qu'il y a peu », raconte-t-elle.
Une situation qui n'est pas isolée. Selon la Direccte, le nombre de demandeurs d'emploi a augmenté en Ile-de-France de 6,7 % sur la période et de 5,3 % sur un an. Les demandes de RSA devraient, elles, bondir de plus de 10 % dans la région, 15 % dans le Val-d'Oise, avec de nombreux profils inconnus jusque-là.
Pour autant, les chiffres des expulsions locatives ne devraient vraisemblablement pas exploser cette année. « C'est un peu prématuré de voir les conséquences du Covid-19 notamment en raison de la longueur des procédures et le prolongement de la trêve hivernale au 10 juillet cette année, souligne Nawal Benchenaa, directrice de l'Adil 95. Nous le verrons sans doute début 2021 avec les signalements à la Catex (NDLR : Comité anti-expulsions). »
«Il y a sans doute eu plus de discussions entre propriétaires et locataires»
En 2018, derniers chiffres publiés, 3055 décisions d'expulsion pour impayés de loyer ou défaut d'assurance avaient été prononcées dans le Val-d'Oise, et 29 298 en Ile-de-France.
Si le sujet reste au cœur de l'action de l'Adil 95, il reste relativement stable. Sur 6110 consultations de l'agence recensées au 13 octobre sur l'ensemble de ses permanences, environs 500 portent sur des questions liées aux risques ou procédures d'expulsions contre 500 sur l'ensemble de l'année 2019. « C'est donc légèrement supérieur mais pas une explosion et cela ne veut pas dire que ces personnes qui nous posent des questions seront forcément expulsées car des mesures particulières existent. Cette année, il y a sans doute eu plus de discussions entre propriétaires et locataires car c'est une crise que tout le monde a vécue et les bailleurs sociaux notamment ont mis en place des accompagnements spécifiques pendant le confinement. »
Ces derniers ont notamment pris un certain nombre d'engagements dans le cadre d'une charte nationale « en faveur des locataires en situation de fragilité économique suite à la crise sanitaire ».
« Pour l'instant, les effets de la crise sont assez faibles sur le parc social car il y a de nombreux dispositifs d'aide qui sont en place », explique Bruno Rousseau, directeur de la gestion du patrimoine Ile-de-France chez Immobilière 3F.
Les bailleurs ont appelé les locataires les plus fragiles
La situation était pourtant inquiétante à la sortie du confinement avec des difficultés de paiement des locataires pendant cette période. « Des volumes assez importants en mars avec un pic en avril et en mai, précise le responsable. Mais celles-ci étaient aussi liées à un effet de sidération, des incapacités à payer en raison des fermetures de guichets ou de problèmes d'accès, de toute la chaîne logistique y compris chez les bailleurs avant de développer le dématérialiser. Et pour ceux qui avaient des baisses de revenus, ils ont dû faire des choix et en allant vers eux, en les écoutant, ils ont fait celui de payer leur loyer même si bien sûr cela a dû se répercuter sur d'autres postes de dépenses. »
Un suivi particulier a en effet été mis en place par le bailleur avec des appels systématiques aux locataires, surtout les plus fragiles. « Sur à peu près 4000 familles (NDLR : sur un parc de 150 000 logements en Ile-de-France) que l'on a été amené à suivre, environ 60 % avaient des difficultés de paiement pendant le confinement, passagères pour beaucoup d'entre elles, souligne Bruno Rousseau. Certaines ne savaient pas qu'elles avaient droit à des aides, notamment des autoentrepreneurs. Nous avons étalé des dettes, suspendu des paiements de charges… Et au final, cela a permis que, fin août, nous ayons un volume de locataires en impayés qui est identique voire un peu plus faible qu'à la même période l'an dernier. »
Quant au risque de perdre son logement, engagement a été pris cette année dans le cadre de la charte « de ne pas réaliser d'expulsion de locataire de bonne foi avant la fin de la trêve hivernale 2020-2012 ». « C'est-à-dire ceux qui adhèrent à l'accompagnement social qui leur est proposé. Nous avons par contre repris les expulsions pour troubles de voisinage, agressions, squat… Dès le 10 juillet à peu près dans les mêmes volumes que les années précédentes. »
Pour ce connaisseur du secteur, l'inquiétude porte surtout sur l'année prochaine et les suivantes au vu de la durée et de l'importance de la crise. « Cela dépendra des dispositifs qui seront en place ou pas, note le directeur. Mais au vu de la modicité de nos loyers, le parc privé sera touché avant le parc social. Se pose notamment la question de ceux qui ne rentrent pas ou moins dans les dispositifs comme les classes moyennes. »
«Les hausses d'impayés de loyer sont bien là»
Une appréhension partagée par Alexandre Pueyo, président de l'Adil 95. « J'ai peur que ça explose l'année prochaine, affirme le conseiller départemental (LR). Car là, tout le monde fait des efforts, personne ne veut en rajouter et la trêve hivernale a été prolongée. Mais les hausses d'impayés de loyer sont bien là. Les demandes aux fonds de solidarité logement (FSL) augmentent en suivant une pente douce mais dangereuse ces derniers mois. »
Au-delà des pertes d'emploi totales, l'élu s'inquiète pour les ménages connaissant des baisses de revenus comme les salariés de la restauration ou de l'aéroportuaire. « Les gens ont alors un travail et un CDI mais gagnent moins en raison de la crise. Pour l'instant, beaucoup tiennent encore en diminuant leurs dépenses, en piochant dans leur épargne quand il y a en a, mais jusqu'à quand ? Certains sentent le mur arriver. En plus, ils ne rentrent pas forcément dans le cadre des aides pour lutter contre les expulsions, il va falloir s'adapter. Et dans le social travailler globalement à désengorger le système d'attribution. »